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« C'est un couple de vieux militants. Ils n'ont pas raté une manifestation depuis la rentrée, et ils portent une pancarte proclamant : " Pépé-Mémé au boulot, les jeunes au chomdu. On n'en veut pas ! " L'idée que l'emploi des seniors fait le chômage des jeunes, qu'il faudrait pousser dehors quinquagénaires et sexagénaires pour qu'ils laissent la place aux jeunes, est solidement ancrée chez nombre de celles et de ceux qui se mobilisent contre la réforme des retraites.
Aides à l'emploi des jeunes et préretraites L'histoire sociale des quarante dernières années en France infirme pourtant cette pseudo-évidence. Depuis 1975, tous les gouvernements ont eu à traiter le problème. La liste est longue des formules imaginées pour faciliter l'insertion des jeunes : travaux d'utilité collective (TUC), créés par la gauche en 1984 ; contrat d'insertion professionnelle (CIP) d'Edouard Balladur, rebaptisé Smic-jeunes et enterré en 1994 sous la pression de la rue ; contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin, qui connut le même sort.
C'est aussi au milieu des années 1970 qu'apparaissent les préretraites. A partir de 1974, la sidérurgie connaît de sérieuses difficultés. Pour répondre à la crise, l'Etat, les entreprises sidérurgiques et les syndicats bâtissent les fameuses Conventions générales de protection sociale (CGPS) dans la sidérurgie. Les préretraites sont nées. Elles bénéficieront à des centaines de milliers de personnes, et s'étendront à d'autres secteurs. Au point de devenir, pendant plus de vingt ans, un mode de gestion de l'emploi. Sans que cela se traduise par une amélioration significative de l'emploi des jeunes.
Ce que suggère notre histoire sociale récente, la macroéconomie le confirme. " Parmi les trente-trois pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ceux qui ont le taux d'emploi des seniors le plus élevé sont aussi ceux où le taux d'emploi des moins de 25 ans est le meilleur ", observe Patrick Artus, directeur de la recherche chez Natixis. La France, elle, est mauvaise sur les deux tableaux. En Allemagne, entre 2003 et 2008, le taux d'emploi des moins de 25 ans a augmenté de 3 points à 70 % et celui des plus de 55 ans de 7 points à 75 %. En France, le taux d'emploi des jeunes et celui des seniors sont restés désespérément stables.
" Penser que l'emploi des jeunes va de pair avec la mise à la retraite des seniors procède d'une vision malthusienne de l'économie ", analyse Denis Ferrand, de COE-Rexecode. " Plutôt que d'accroître la quantité de travail, on pense qu'il faut la partager. C'était le pari des 35 heures. Mais ses effets sur l'emploi tiennent probablement beaucoup plus aux baisses de charges qui y étaient associées ", ajoute-t-il.
Contre-performances françaises Pierre Cahuc, professeur à l'Ecole polytechnique, explique de deux manières les contre-performances françaises. " Quand on pousse les seniors hors du marché du travail, il faut payer leurs retraites ou leurs préretraites. Cela accroît la pression fiscale et renchérit le coût du travail. C'est cet enchaînement qui n'est pas favorable à l'emploi des jeunes, très sensible au coût du travail. "
D'autres explications peuvent être avancées. " Quand les seniors travaillent, leurs revenus s'accroissent. Ils soutiennent la demande intérieure, donc l'emploi, note M. Artus. Et les pays qui vont bien, parce que leur croissance est tirée par l'export ou parce qu'ils ont su monter en gamme pour résister à la concurrence, sont aussi ceux qui créent le plus d'emplois pour tous. "
" Chaises musicales " Ce qui est vrai au niveau macroéconomique toutefois, ne l'est pas toujours au niveau micro. Dans une PME, par exemple, l'emploi d'un jeune peut passer par le départ d'un salarié âgé. " A court terme, nuance Eric Heyer, de l'Observatoire français des conjonctures économiques, et en période de ralentissement, il y a bien un lien entre l'emploi des seniors et l'emploi des jeunes. Ne serait-ce que parce que ces derniers sont confrontés à un effet de file d'attente et de chaises musicales. A moyen et long terme, en revanche, la seule solution, c'est de créer des emplois. "
Pour cet économiste, la priorité donnée au redressement des finances publiques va peser sur la croissance, et probablement " la maintenir en France autour de 1,5 % jusqu'en 2016 ". " A ce niveau-là, on ne crée pas d'emplois. Et si, parallèlement, on maintient les seniors dans l'emploi jusqu'à 62 ans, on voit bien que la situation va devenir plus compliquée pour les jeunes. " Or, elle est déjà loin d'être facile : le chômage des jeunes s'est envolé avec la crise. Il touche plus de 640 000 personnes. Parmi elles, près de 100 000 sont des chômeurs de longue durée. Quant au taux d'emploi des moins de 25 ans, il est de 28,1 %, contre 51,2 % dans l'ensemble de la population.
Un conflit intergénérationnel ?
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Solidarité ou animosité ? Deux sociologues et un historien évaluent la nature du lien entre les générations qui s'exprime à travers le mouvement social.
Anne Muxel, directrice de recherche au CNRS
" Cette mobilisation de la jeunesse est, à mon sens, davantage l'expression d'une solidarité que d'un conflit entre les générations. Les jeunes, qui savent les difficultés qui les attendent à l'entrée du marché du travail, prennent conscience que d'autres se présenteront à la sortie. Ils se rendent compte que ce sera, pour eux, difficile tout le temps. C'est cette angoisse qui s'exprime. Et cela n'implique pas forcément de l'animosité envers les générations précédentes. Les uns et les autres se rendent compte qu'ils partagent une même inquiétude vis-à-vis de la précarité, ce mot qui apparaît sur toutes les banderoles. Ce que les jeunes crient dans les rues, c'est : "Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère. De cette société-là, on n'en veut pas."
Cela étant dit, il ne faut pas perdre de vue que c'est la jeunesse scolarisée qui s'exprime, pas celle qui a déjà un emploi. Or, élèves et étudiants sont toujours plus à gauche que les jeunes travailleurs, et ils se mobilisent aussi davantage. "
Louis Chauvel, sociologue, professeur à Sciences Po
" Le mouvement actuel ne montre pas de conflit de générations entre jeunes et seniors, entre enfants et parents. D'une part, ce qui s'exprime n'est pas tant un soutien à la retraite à 60 ans ni une solidarité par rapport à la génération de leurs parents qu'une très forte hostilité contre le gouvernement.
Si conflit de génération il y a, il n'est pas du tout conscient pour l'heure. On assiste plutôt encore à une solidarité entre générations : les parents aident leurs enfants, les hébergent, leur donnent leur vieille voiture. La situation de conflit entre générations est encore latente, mais son explosion sera violente quand les jeunes comprendront qu'ils défendent - notamment avec la retraite à 60 ans - des intérêts qui ne sont pas les leurs, et quand ils découvriront une réalité qui n'est pas celle qu'ils imaginent ni celle qu'on leur donne à croire. Si on maintient la retraite à 60 ans, il y aura autant de salariés que de retraités en 2025 !
La situation est prérévolutionnaire : il y a une dette énorme qui bloque tout, des promesses intenables, un conflit au sein des élites, à l'Assemblée, au Sénat, à l'Elysée... A l'horizon de 2012, les majorités risquent d'être très peu stables. "
Jean-François Sirinelli, directeur du Centre d'histoire de Sciences Po
" Les slogans de ces jeunes gens sont, le plus souvent, à faible teneur idéologique. A la différence de ceux des forces politiques et syndicales, ils ne permettent pas, de ce fait, d'en faire une exégèse significative. A ce stade, surgit un paradoxe : pourquoi cette apparente cause commune avec les adultes, alors même que la réalité objective devrait au contraire, en bonne logique politique, déboucher sur une analyse au moins divergente, et même antagoniste, de la réforme des retraites ? Probablement, les solidarités intrafamiliales et l'antisarkozysme ambiant expliquent-ils ce paradoxe apparent.
Mais les faits démographiques sont têtus : plus qu'aux jeunes gens, lycéens ou étudiants, c'est aux jeunes salariés autour de la trentaine, voire de la quarantaine, qu'il conviendrait de poser la question du conflit de générations. Les tensions avec la génération des baby-boomers y sont déjà à l'état latent, et les solidarités du combat politique et syndical ne les cacheront plus très longtemps.
A regarder de plus près les slogans des lycéens et des étudiants, il apparaît que des ferments de conflit de générations sont déjà à l'œuvre : un senior prolongé dans son activité est une entrave à l'entrée d'un jeune sur le marché du travail, y proclame-t-on. A court terme, une telle affirmation peut souder le senior qui ne souhaite pas être prolongé et le jeune en attente d'un emploi. A moyen et long terme, il faut y lire au contraire une thématique presque chimiquement pure de conflit de générations. "
Et pendant ce temps là les socialistes se demandent s’il vaut mieux prendre le pouvoir en 2012 ou rester bien à gauche.
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Martine Aubry avait soigné l'image : pour la dernière manifestation avant le vote du Sénat sur le texte des retraites, le PS devait afficher son unité. Derrière la banderole socialiste, la première secrétaire et Ségolène Royal se sont présentées côte à côte, mardi, avec les deux présidents de groupe au Parlement. Une image inédite. La présidente de Poitou-Charentes avait jusqu'alors toujours manifesté dans sa région. Mais à la gauche de Martine Aubry, Benoît Hamon, affichait, lui, une mine sombre.
Le porte-parole du PS est décidé à jouer les trouble-fêtes et surtout sa propre partition. Quelques heures avant le départ de la manifestation, le jeune quadra, sur les ondes de RTL, avait clairement remis en cause la ligne du parti sur les retraites. Il avait affirmé qu'en cas de victoire en 2012, la gauche " mettra au débat " la question de l'allongement de la durée de cotisation. Ce point, qui avait fait l'objet d'un difficile compromis entre l'aile gauche et l'aile droite du parti, figure dans le texte adopté par le PS en mai.
Les socialistes ont inscrit dans leur projet de contre-réforme des retraites le maintien de l'âge légal à 60 ans, tout en actant l'allongement de la durée de cotisation prévu dans la réforme Fillon, de quarante à quarante et un ans et demi en 2020. Au-delà, en cas de besoins financiers supplémentaires, le texte envisage un nouvel allongement mais qui " ne devra pas excéder la moitié des gains d'espérance de vie, alors qu'aujourd'hui, ils représentent deux tiers d'allongement d'activité pour un tiers de temps de retraite ".
" Ces positions ont été prises en mai avant le mouvement social qui interpelle tout le monde, a affirmé Benoît Hamon. La question c'est : si le PS vient au pouvoir, cette position la négociera-t-il ou pas ? Evidemment que oui, il la mettra en débat parce que nous considérons aujourd'hui que ce mouvement a de l'importance. Il faudra discuter sur le fait de savoir si on prend en compte les années de formation comme des années de cotisation, si on allonge ou pas la durée de cotisation. " Il a aussi assuré que si la situation économique le permettait, " on préférera faire travailler les salariés quarante ans ".
L'intervention du porte-parole a occupé largement les discussions du bureau national, mardi, consacré au mouvement social. Marisol Touraine, l'un des principaux auteurs du texte sur les retraites et proche de Dominique Strauss-Kahn, a jugé la position du porte-parole, " regrettable " et " inutile pour le mouvement syndical et pour les socialistes ". La députée a mis en garde : " Nous devons maintenir notre cap. Il en va de la crédibilité globale des socialistes. Nous avions gagné sur le fait de produire un vrai projet. "
Henri Emmanuelli, qui coanime avec Benoît Hamon le mouvement Un monde d'avance, ne s'est guère caché de ses objectifs : il a exhorté les socialistes à tenir compte du " sentiment d'injustice exprimé par les manifestants ". " Ce qui se joue c'est le premier tour de la présidentielle, a-t-il défendu. Je n'ai pas envie que ce mouvement bénéficie à d'autres forces politiques. "
Les adversaires de M. Hamon lui reprochent précisément de poursuivre, derrière ses prises de positions sur les retraites, des ambitions électorales. " Hamon veut se présenter contre Dominique Strauss-Kahn et tenter de rassembler la gauche de la gauche. Il tente de coller aux manifestants pour ne pas laisser le seul espace à Jean-Luc Mélenchon. Ce qui est gênant pour le PS, c'est qu'on ne sait pas s'il s'exprime en tant que futur candidat ou en tant que porte-parole. Martine Aubry doit éclaircir cette question ", peste un socialiste.
En septembre, Benoît Hamon lors et Henri Emmanuelli lors de l'université de leur mouvement s'étaient affichés aux côtés d'Olivier Besancenot. Mardi soir, en l'absence de son porte-parole, la première secrétaire a tenté de minimiser la polémique. Martine Aubry a réaffirmé la pertinence du projet sur les retraites et demandé aux participants de ne pas se diviser. L'unité doit être le seul dogme.
Le Théâtre du Soleil, la Justice et les corbeaux
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La vedette de la manifestation parisienne, c'est elle, ce mardi 19 octobre : une grande marionnette blanche représentant la Justice, surplombant la foule du haut de son palanquin de bambou. Elle a été conçue par le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, qui, depuis le 23 septembre, est de toutes les manifestations contre la réforme des retraites.
Pour la charismatique animatrice du Soleil, comme pour ses comédiens, qui à chaque fois, selon les statuts démocratiques de la troupe, ont voté la grève à l'unanimité, être présents dans les cortèges était une évidence. " Parce que cette histoire de retraites permet à beaucoup de monde de dire non à une injustice de plus, de refuser l'arrogance, la surdité, la brutalité inacceptables de ce gouvernement ", affirme une Mnouchkine qui, en chaussures de marche et gros pull polaire, dirige les opérations avec son énergie habituelle.
" Qu'une réforme aussi importante - je fais partie des gens qui pensent qu'elle est nécessaire - ait pu être menée ainsi, sans débat citoyen, sans véritable information, est bien à l'image du comportement insultant du président et du gouvernement, comme l'atteste le fait de laisser mener la pseudo-négociation par un homme, Eric Woerth, qui devrait être mis en examen ", poursuit Ariane Mnouchkine, qui estime que " le sentiment d'injustice qui s'est abattu sur ce pays est porteur de violence ".
" Un pays qui se réveille " D'emblée, la directrice du Soleil et sa troupe ont estimé qu'il leur fallait manifester " avec les moyens du théâtre. Parce que c'est justement son rôle, d'incarner du sens, de donner une forme à des rituels qui peuvent être un peu fatigués ". " Et puis nous voulions partager cette inquiétude à notre façon, en apportant de la joie, de l'émotion, de l'enthousiasme, et accompagner cette énergie d'un pays qui se réveille ", précise-t-elle.
De manifestation en manifestation, le cortège du Soleil draine avec lui de plus en plus de monde, au milieu des banderoles qui claquent, recouvertes non de slogans mais de phrases d'écrivains célèbres : " Quand l'Ordre est injustice, le Désordre est déjà un Commencement de Justice " (Romain Rolland) ; " Les frelons ne sucent pas le sang des aigles/Mais pillent les ruches des abeilles " (Shakespeare) ; " On a de tout avec de l'argent, hormis des moeurs et des citoyens " (Jean-Jacques Rousseau). Et : " Elle est bientôt finie cette nuit du Fouquet's ? " (signé : Le Peuple).
Et puis il y a cette grande effigie qui survole la foule. Mnouchkine et son équipe ont sculpté sa tête d'après le tableau de Pierre-Paul Prud'hon La Justice et la Vengeance poursuivant le crime. Animée par des membres du Soleil au bout de longues tiges de bambou, la marionnette provoque tout au long du défilé une émotion palpable, surtout quand la troupe s'arrête pour jouer la scène, qui remporte un succès fou, de son attaque par de grands corbeaux noirs.
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